Boris Vildé chef du Réseau du Musée de l'Homme
Héros de la Résistance française contre l'occupation allemande
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Trois lettres à Irène
La première lettre a été écrite par Boris Vidé depuis la prison de la Santé à Paris le 28 mai 1941, la quatrième et dernière letttre depuis la prison de Fresnes le 23 février 1942, quelques heures avant son exécution au Mont-Valérien.
Les originaux des deux premières lettres n'ont pas été retrouvés. Par contre, a été retrouvé en 2008 l'original de "la dernière lettre à Irène". Celle-ci a été déposée aux Archives Nationales en 2008 par Marianne Demayenbourg. Voir page suivante.
Ma très chère Irène,
J'ai le droit de vous écrire quelques mots toutes les trois semaines, mais je pense que vos lettres à vous ne sont pas aussi strictement rationnées. Je me porte très bien physiquement et moralement et je trouve que la patience et la philosophie conviennent aux circonstances, mais je m'inquiète de votre vie à la maison, ne sachant rien de votre santé, ni de celle des ère que tout le monde va bien.

Je vous demande de m'apporter une paire de chaus­settes, le pull-over blanc, une serviette et petit morceau de savon de Marseille. Je ne crois pas qu'on vous autorisera à me voir avant le jugement, mais sachez, chérie, que je pense beaucoup à vous dans la solitude forcée et je sens que vous aussi pensez à moi. La solitude et le calme de la prison me font repenser à toute ma vie, à toute notre vie.

Je n'ai pas de raisons de me plaindre des autorités allemandes - elles ont toujours été très correctes envers moi.Le régime de la Santé n'est pas très dur. Mais évidemment le temps est long.

Je n'ai pas le droit de vous écrire les détails de mon affaire, mais je peux vous dire que ma conscience ne me reproche rien. Et c'est cela qui importe. Ainsi j'attends le jugement sans crainte.

Ma chère amie, j'espère avoir de vous quelques nouvelles. Je vous embrasse très tendrement et j'envoie ma tendresse à maman, à papa et à Eveline.  Votre Boris

Le 15 septembre 1941
Ma très chère Irène
Dans le calme de ma cellule je pense à vous avec tout mon amour et avec toute ma tendresse et je suis indissocia- blement lié à vous. Nous sommes au-dessus de tout ce qui nous sépare. Je me porte très bien : ne me croyez pas mal­heureux, la solitude ne me fait pas peur et je retrouve en moi les ressources d'une vie intérieure intense, qui ne sau­rait être compatible avec l'activité turbulente de la vie quo­tidienne. Je reviens à mes sources, pour ainsi dire, et, en me dépouillant «moi» social, redeviens «moi» individuel.

Bref, je goûte une paix intérieure malgré tout ce que la prison comporte de désagréable. Ce n'est pas de la rési­gnation, mais de l'acceptation. Comme toujours, je veux profiter de l'adversité. Ma chérie, je vous remercie pour vos soins : le linge, les fruits, les livres. Les conditions sont vraiment idéales pour une lecture sérieuse. Et j'apprends la grammaire avec beaucoup de plaisir et d'application.

D'ailleurs soyez sans crainte pour le sort des livres : tous les volumes qui ont de la valeur seront rendus par la suite. Je vous donne à titre d'indication les matières qui m'intéressent particulièrement : philosophie ancienne et moderne; histoire des grandes civilisations (Iran, Inde, Egypte, etc.), des religions (surtout celle du christianisme), histoire de France ; linguistique générale (philosophie et origine du langage) et particulière (une bonne grammaire française, ensuite, après le grec, je voudrais apprendre autant que possible le sanskrit et le hongrois); la littérature française (les moralistes du xvne siècle et un bon recueil de poésies) ; psychologie moderne, etc. Comme vous voyez vous n'avez que l'embarras du choix.

Beaucoup de questions qui m'intéressent sont traitées dans la collection «L'Evolution de l'humanité». Inutile donc de les acheter. On vous autorisera peut-être à me faire parvenir outre les livres une revue hebdomadaire comme par exemple La Semaine - pour ne pas perdre le contact avec l'actualité (apportez-moi aussi une éponge ou un gant à laver).

Il y aura bientôt six mois que je suis en prison et je pense que d'ici quelques semaines on vous permettra de me rendre visite, alors vous me raconterez tout ce qui s'est passé pendant ce temps : votre travail, la santé des parents, les études d'Eveline. Je pense souvent avec un profond attachement à la maison et j'espère que tout va assez bien et que les privations alimentaires ne sont pas trop grandes. Mon affection aux parents et à Eveline.

Quant à ma mère et ma sœur, je ne pense pas que vous en ayez des nouvelles. Sont-elles en vie? Où sont-elles? Nous ne le saurons qu'après la guerre.

Mon Irène chérie, cette nuit je rêvais de vous et en rêve je vous disais mon amour et ma tendresse. Votre présence m'était une immense joie, mais je n'ai pas besoin de rêves pour sentir votre présence. Je suis avec vous, à jamais.   Votre Boris

Le 16 janvier 1942.
Ma bien aimée,
Voici un post-avant-propos à mes « feuilles de Fresnes ». (1) C'est un cruel cadeau et je sais bien que certaines pages vous feront souffrir. Mais cette cruauté même est le signe

J'ai écrit ces pages uniquement pour moi-même, souvent ce ne sont que quelques points de repère de mes pen­sées (et il y aura beaucoup de détails qui vous resteront incompréhensibles, mais cela n'a pas d'importance). J'avais l'intention de les détruire et j'étais sur le point de le faire, parce que depuis les dernières lignes (le mercredi 7 janvier) je n'avais plus rien à y ajouter, tout étant devenu si clair et si juste que je n'ai plus besoin même de moi-même.

Mais il est bon que vous preniez connaissance de ce journal. Je ne voudrais pas que vous gardiez de moi une fausse image. Dans mes lettres j'ai donné à vous le meilleur de moi-même, il est juste que vous connaissiez aussi mes faiblesses et mes misères. Je crains que vous ne me croyiez trop « ange ». Je ne suis qu'un homme et, pour dire la vérité, j'en ai orgueil (peut-être un homme vaut plus qu'un ange).

Ces feuilles n'ont aucune valeur littéraire ni philoso­phique. Mais elles sont sincères.

Le point de départ fut une chose que j'ai vue à la Santé : pendant quelque temps j'y étais auxiliaire et une fois, en rangeant une cellule devenue libre, j'ai trouvé sur un papier d'emballage d'un colis cette simple et si banale phrase écrite probablement par la femme du détenu : je t'aime. J'ai vu alors un immense soleil de l'amour rayonner dans la prison.

A la Santé je n'avais ni papier ni crayon. C'est seulement à Fresnes que j'ai commencé à noter par écrit mes pensées. Peu à peu j'en ai pris l'habitude et un certain plaisir. Voilà l'origine de ce journal. Puisse-t-il vous servir de commentaire à mes lettres. C'est un peu de moi-même.